Voitures et banlieues, une idée périmée ?
La société américaine change et les agglomérations vont devoir s’y adapter

Le jeudi 10 mai 2012 par Soleillion

Connaissez-vous les McMansion ? De vue, sûrement. Ce sont ces grosses maisons, imposantes, souvent un pastiche de style classique plus ou moins victorien, isolées dans un quartier ou, bien souvent, construite en séries et localisées en grande banlieue. Manoirs modernes, elles sont aux habitations ce que le Hummer ou la limousine sont à la voiture : la traduction extrême du goût américain pour l’espace individuel. Dans les deux cas, il s’agît d’être le plus éloigné possible de ses voisins. Depuis 50 ans, ces maisons, et surtout leurs petites sœurs construites sur le même modèle, sont devenues l’emblème du mode de vie américain. Est-ce immuable ?

Pour Arthur Chris Nelson, directeur du Centre de recherche métropolitaines de l’Université de l’Utah, reprit par le journal de San Diego les Américains, ne sont plus que 43% à aimer ce genre de maisons ; le reste, donc la majorité, se tournent de plus en plus vers les petites maisons, les copropriétés, voire les appartements.

Des goûts assez nouveaux qui n’ont pas vraiment été pris en compte par les professionnels. Pour cause, les générations qui ont aujourd’hui entre 40 et 60 ans sont majoritairement attachées au mode de vie américain d’après-guerre et gardent le pouvoir d’achat nécessaire pour se le procurer. Même chez les jeunes générations, le goût pour les maisons de grandes banlieues résidentielles, isolées de leur voisin par de larges bandes de terrain, et éloignées de la ville, des commerces ou du travail par des kilomètres à parcourir en voiture reste largement partagé.

La grande banlieue étalée et la voiture : modèle dominant

La maison individuelle domine le paysage, incontestablement. Selon la plus récente étude du Bureau du recensement, il y avait 130 millions de logements, en 2009, aux États-Unis dont 82 millions de maisons individuelles (avec un jardin, plus ou moins grand, autour) plus 7 millions de maisons accolées et près de 9 millions de mobile homes et de caravanes. Il n’y a donc que 30 millions de logements qui soient situés dans un immeuble, la majorité du temps de petite taille. Si l’Amérique est connue pour être le pays des tours, les Américains y travaillent, mais n’y habitent pas. Il n’y a, en réalité, que 10 millions de logements en immeubles ou grands ensembles (plus de 20 logements par structure) aux États-Unis.

Si, par ailleurs, la majorité, soit 102 millions de logements (et donc essentiellement des maisons), sont situés en zone urbaine, 62 millions d’entre eux sont dans les banlieues. Il n’y a qu’un peu plus de 27 millions de logements qui soient situés hors des zones urbaines. Les Américains - mais c’est connu - ne vivent ni à la campagne, ni dans les villes, ils vivent en banlieues.

De ce fait, l’automobile reste le mode de transport majoritaire. En 2009 toujours, il y avait, sur 111 millions de foyers américains [1], plus de 60 millions de foyers disposant de transports en commun (bus, trains, etc.) à proximité de leur logement dont les deux tiers à moins de 10 à 15 minutes de trajet. Mais, parmi eux, 10 millions seulement utilisent régulièrement les transports en commun pour se rendre à l’école ou au travail ! Le reste et ceux qui ne disposent pas de transports en commun du tout, soit 100 millions de foyers, utilisent la voiture comme mode de transport privilégié [2].

Changements sociologiques et renouveau de l’urbanité...

Cependant, l’Amérique change. Signe des temps, les nouvelles générations, celles nées entre 1965 et 2000, sont de plus en plus réfractaires à la voiture et à l’idée d’être obligé de la prendre pour tout et n’importe quoi. Elles souhaitent habiter dans des quartiers urbains ou de proche banlieue où la mixité sociale et ethnique est importante ; disposer de transports en commun ; bénéficier d’un environnement sain et serein. Elles demandent plus qu’avant un accès facile à la culture, notamment à des écoles de qualité, aux bars, aux amis, aux services en général. La « pédibilité » devient un critère fort : 71% de la génération dite "X", celle née entre 1981 et 1999, attache beaucoup d’importance à pouvoir faire beaucoup de choses à pieds.

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Cette vidéo (en anglais) explique les changements qui se dessinent au sein de la société américaine et la façon dont les architectes et les urbanismes y répondent. On y voit que la maison individuelle reste largement dominante mais la densité augmente comme la diversité des fonction.

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Mais les ainés aussi changent de goûts en matière d’habitat et ils sont de plus en plus nombreux. Toute la génération des baby boomers arrive à l’âge de la retraite ; en 1991, il y avait 31,8 millions de 65 ans et plus ; en 2030, ils seront plus de 66 millions. Or, avec l’âge, vivre dans de grandes maisons dans des banlieues lointaines et dépendre de la voiture, n’est plus une panacée mais devient un handicap. En elle-mêmes, ces maisons deviennent difficiles à entretenir et dispendieuses. Inutiles surtout quand les enfants n’y habitent plus. On les appelle alors, ces couples autour de la cinquantaine sans enfants à domicile, les empty nester : ceux qui habitent des nids vides. Les ainés américains se tournent donc, eux-aussi, vers des logements plus petits, vers les copropriétés ou les petites maisons dans des quartiers plus denses.

Leurs aspirations sont similaires aux plus jeunes : un accès facile et à pieds aux commerces - et à une certaine diversité commerciale qui ne se retrouve pas dans les centres commerciaux - et aux activités culturelles, sociales, de loisirs, etc. Être proche de leurs amis ou bien vivre dans des quartiers assez denses pour pouvoir se faire des relations. Plus spécifiquement, ils désirent se rapprocher des structures hospitalières et de santé (hôpitaux, pharmacies) et vivre dans des villes sûres à parcourir ; elles doivent notamment disposer de trottoirs, de voies pédestres ou cyclables.

Comme l’écrit Hélène Crié-Wiesner sur son blogue American Ecolo, il y a même une certaine panique qui s’empare de l’Amérique vieillissante : les aînés américains sont de plus en plus conscients d’être pris au piège des banlieues qu’ils ont eux même conçus. Plus ils vont vieillir, moins ils pourront conduire, moins ils auront accès aux services qui n’existent pas dans les banlieues résidentielles.

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Transports pour l’Amérique vient de sortir une étude, titrée "Senior mobility crisis" (la crise de mobilité des seniors) sur une sélection de villes et de zones urbaines où les ainés ont un accès de plus en plus difficile aux transports en commun.

Les deux cartes ci-dessous révèlent les difficultés de circulation des ainés dans deux villes, la Nouvelle-Orléans et San Francisco, entre 2000 et 2015. Si à la Nouvelle-Orléans la situation semble stable - elle se dégrade en certain endroit mais semble s’améliorer à d’autres - San Francisco va devenir une ville de plus en plus cliver entre le centre ville facile d’accès, bien équipé, et des banlieues où les possibilités de circulation des ainés vont se dégrader.

Les couleurs vont de vert pour la circulation aisée à rouge pour le circulation très difficile. Les données combinent à la fois la qualité des transports et la densité de personnes âgées dans les quartiers.

Pour voir d’autres villes, cliquez ici.

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Les plus jeunes - qui aujourd’hui travaillent majoritairement en ville - souhaitent, de leur côté, pouvoir travailler près de leur domicile et donc vivre en villes ou proche de villes assez dynamiques économiquement et disposant de transports en commun.

Il y a donc une tendance générale pour un retour à une vie plus piétonne ; la densification des villes en est l’obligatoire conséquence.

En 2003, déjà, une étude montrait que 55% des Américains préféraient faire les choses à pied plutôt que de prendre leur voiture... même si la marche reste encore largement liée à une activité de plaisir, de l’exercice ou pour se rendre dans les lieux de récréation (restaurants, chalandage, etc.). Les Américains (57%) restent très rétifs à l’idée de se rendre à pieds au travail.

Dans la même étude, une minorité (25%) propose de construire de nouvelles routes pour réduire les embouteillages. Les deux tiers préfèrent soit l’amélioration des transports en commun, soit l’amélioration des quartiers afin d’augmenter leur pédibilité [3] Plus 70%, en effet, disent qu’ils ne marchent pas parce que l’environnement urbain n’est pas adapté. Ce qui confirme les études beaucoup plus récente de Transport pour l’Amérique (lire ici).

Jeunes et vieux, stricto sensu, ne sont pas les seuls à faire évoluer la société américaine. Certaines différences sociologiques transgénérationnelles renforcent, elles-aussi, la dynamique urbaine.

Ainsi, les Américains noirs sont, dans l’ensemble, beaucoup plus urbains - même les jeunes familles avec enfants - que le reste de la population et la plus grande mixité ethnique et raciale des jeunes générations tend à les rendre plus urbains que leurs ainés ; la proche banlieue reste un de leur choix prioritaire en matière de logement.

De même, les célibataires ou les couples sans enfants préfèrent majoritairement les villes ou les banlieues périphériques denses. Or, les foyers avec enfants diminuent au sein la population américaine. Lors du recensement de 2000, 25,8% des foyers étaient composés de célibataires. En 1970, ils n’étaient que 17,6% et seulement 7,7% en 1940. À ce rythme, il y aura plus de 30% de foyers de célibataires en 2030.

Chez toutes les générations, la tendance politique oriente aussi les choix résidentiels. Les Républicains et les conservateurs choisiront en priorité la banlieue traditionnelle, composée exclusivement de maison individuelles, et l’usage de la voiture. En revanche, les démocrates et les libéraux préfèrent vivre en ville ou dans des banlieues plus denses, plus diversifiées socialement, économiquement, etc. et se déplacer de préférence à pied. De même, plus le niveau d’études est élevé, plus les gens choisissent un mode de vie citadin.

Au final, c’est le retour d’une certaine urbanité qui se dessine au sein de la population américaine et un certain rejet des banlieues constituées uniquement de maisons résidentielles [4]. Ce changement porté par les générations dites "X" ou "Y" (voire "Z") et les baby boomers - au fur de leur « mutation » - n’est pas encore dominant sur le marché. Cependant, comme ces trois générations constituent près des deux tiers de la population, leurs goûts vont devenir dominant avec le temps.

... sous contraintes économiques et énergétiques

En profondeur, d’autres facteurs poussent dans ce sens. L’Amérique change, certes, mais sous contraintes. Cette réurbanisation douce n’est pas uniquement le fruit de transformations sociologiques (vieillissement, jeunes générations) ou d’un rejet nouveau de la voiture et des banlieues pensées pour elles. Les crises économiques et énergétiques sont à l’œuvre.

La maison individuelle en lointaine banlieue coûte chère et le contexte social général des États-Unis y est moins favorable. Les États-Unis s’appauvrissent. Avec les nouveaux critères de pauvreté définis récemment par le Bureau du recensement, il ne faut pas oublier que plus de 15% des plus de 65 ans, à peu près le même pourcentage d’adultes et un peu moins de 20% des jeunes sont considérés, officiellement, comme pauvres, donc avec des revenus inférieurs au seuil de pauvreté. Mais, si 49,1 millions de personnes sont dans cette situation aux États-Unis, il faut leur ajouter les 51 millions de personnes proches de la pauvreté et donc disposant de revenus légèrement au dessus du seuil.

Évidemment, cela laisse deux Américains sur trois avec des revenus suffisant pour vivre selon le mode de vie traditionnel : la grande banlieue étendue et résidentielle. Mais ces 100 millions de personnes pauvres - et parmi elles un nombre croissant de personnes âgées - auront un impact sur l’évolution des agglomérations [5]. Faute de rentrées fiscales, les budgets des municipalités diminuent et les services publiques, comme les transports ou certains services à domicile, ne sont plus assurés.

Juste au dessus de ces pauvres, les classes moyennes ne se portent pas si bien. Une étude menée en mars 2011 auprès d’un panel d’un peu plus de 2000 personnes montre que les Américains sont plus inquiets qu’avant. 35% pensent que leur situation économique se dégrade tandis qu’ils n’étaient que 23% en 2004 [6]. Ils achètent donc moins de maisons et sont moins disposés à s’endetter pour acquérir le logement de leur rêve. Ils ne sont plus que 15% en 2011, contre 26% en 2004, à avoir acheté leur maison dans les trois dernières années ; ils ne sont plus que 20% contre 28% en 2004 à espérer le faire dans les trois années à venir. Et c’est une tendance longue : si le taux de foyers propriétaires de leur logement a été en augmentation constante entre 1995 et 2005, pour atteindre près de 70% cette année là, il tend aujourd’hui à retrouver ses anciens niveaux (1965-1995), soit autour de 64%.

Le choix de maisons plus petites, dans des banlieues ou des villes plus denses, est donc sous-tendu par des critères économiques forts. Le développement des « unités secondaires » (second units) connut aussi sous le nom de « maison de mamie » (Granny flat) est aussi symptomatique [7] . Les propriétaires qui disposent d’un peu de terrain, d’un garage ou d’une partie de leur maison inutilisée construisent ou aménagent un logement séparé - disposant de sa propre cuisine, sanitaires, entrée, etc. - et le louent pour se procurer des revenus supplémentaires. La plupart des locataires sont des ainés, des jeunes (étudiants), ou des actifs célibataires qui trouvent là des petits logements moins chers.

Cette forme de densification urbaine ou périurbaine coïncide, pour finir, avec la crise énergétique que l’Amérique affronte. Habiter à trente kilomètres ou à quarante ou cinquante minutes en voiture de son lieu de travail - en fonction des bouchons - va devenir très coûteux. Le renchérissement constant du prix de l’essence à la pompe renforce le besoin de pouvoir vivre à pied ou dans un périmètre restreint : travailler, aller à l’école, faire ses courses, se soigner, etc.

Les McMansion et les Hummers, les grandes banlieues étendues, sont les symboles d’une Amérique prospère et grosse consommatrice d’énergie. Des symboles en passent de devenir ceux d’un passé révolu.

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Le 9 juillet 2013 par Soleillion

Auteur :

Renart Saint Vorles est un coureur des bois numériques nord-américains.

Notes :

[1Il y a moins de foyers que de logements, ce qui est normal car il faut compter les logements vides, les maisons secondaires, etc.

[2Quand ces foyers là ne disposent ni de transport en commun, ni de voitures, les conséquences sont, par exemple, la création de déserts alimentaires (voir ici)

[4Une des raisons de ce rejet s’explique par le besoin de préserver les espaces agricoles et les espaces libres. Mais la question, posée lors de l’étude de 2011 ne l’était pas en 2004. Les questionnaires, eux-aussi, changent. Peut-être sous l’influence de l’American Farmland Trust (l’association des terres fermières américaine) qui combat l’étalement urbain au détriment des terres agricoles

[5Même si bon nombre des poches de grande pauvreté aux États-Unis sont essentiellement rurales

[6Cette tendance est beaucoup plus accentuée chez les Noirs et les Latinos que chez les Blancs mais les taux de pauvreté sont aussi plus important dans ces communautés


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