La mode universitaire devient-elle éthique ?

Le samedi 5 novembre 2011 par Soleillion

Porter les couleurs de son université est une tradition très vivante en Amérique du Nord. Maillots, vestes, gilets, blousons, jupe robe, petite culotte même, tout est matière à afficher que l’on fait partie de Berkeley, de Yale, de UCLA, de l’Université de l’Arizona, du Texas, de Louisiane ou d’ailleurs. Une pratique très encouragée par les universités : Duke, à Durham, en Caroline du Nord a plus de 27 magasins sur son campus. Les universités gagnent des centaines de milliers de dollars par année de cette façon.

En terme économique, c’est donc un marché assez rentable de plus de 4 milliards de dollars. La majorité des multinationales de la confection – de Nike à Adidas en passant par Levis Strauss, H&M, Benetton, etc – l’ont investi et reversent des droits aux universités en échange de l’utilisation de leur logos et de leur noms.

Où et comment ces vêtements étaient-ils produits ? Personne ne se posait vraiment la question jusqu’au milieu des années 90. À partir de 1995-1997, des groupes d’étudiants comme l’Union des étudiants contre les usines à sueur (United Students Against Sweatshops - USAS) commencent à regarder de plus près les conditions de travail des ouvriers de la confection et à faire pression à la fois sur les administrateurs commerciaux des universités et sur les grandes multinationales pour qu’elles améliorent les conditions de travail dans leurs usines. Ces étudiants tentaient de faire pression en leur refusant le droit d’usage des noms et des marques de leurs universités si ces conditions de travail n’étaient pas bonnes.

Autant de peines perdues. La division du travail entre les entreprises donneuses d’ordre, leurs sous-traitants, l’éloignement des lieux de productions à l’extérieur des frontières américaines rendaient, à elles seules, les vérifications très difficiles et les contournements très aisés. Important et assez symbolique d’un certain style américain, le marché de la confection universitaire n’est cependant pas assez volumineux pour menacer la survie des grandes multinationales ; Wall-Mart reste le plus gros vendeur de vêtement aux États-Unis, une chaine qui a beaucoup moins d’exigence éthique que les universités. Les revendications étudiantes ne portaient donc pas très loin.

Les universités dictent leur loi...

Ces efforts ne sont, malgré tout, pas restés sans résultat avec la création du Consortium pour les droits des travailleurs (Workers Rights Consortium - WRC) au début des années 2000. Cette association rassemble des universités - d’une quarantaine à l’origine, elle en compte 180, au 2 novembre 2011, tant aux États-Unis qu’au Canada [1] – et a pour mission de vérifier la production des objets commerciaux portant leurs marques. Elle effectue des enquêtes et rédige des rapports sur les conditions de travail dans les usines, le plus souvent à l’étranger. Cette association, qui est financée par les universités elles-même, veille surtout à ce que les entreprises licenciées suivent leur code de conduite en matière de production.

Par exemple, les ouvriers ne peuvent pas travailler plus de 48 heures par semaine, ils doivent avoir au moins un jour de congé par période de sept jours, des vacances, et les heures de travail supplémentaires ne se font que sur la base du volontariat et sont payées plus. Le travail des enfants en dessous de 14 ou 15 ans est, bien sûr, interdit, tout comme celui des prisonniers ou d’autres formes de travaux forcés. Pour les femmes, les tests de grossesse ne peuvent plus être une condition à l’embauche et les entreprises ne doivent plus exercer de pression, ni les forcer à utiliser des moyens de contraception. Les congés maternité ne doivent plus être un risque de perte d’emploi.

De façon générale, les entreprises s’engagent à respecter les droits élémentaires des salariés. Il faut qu’ils puissent se syndiquer et travailler dans un endroit sûr. Le plus important étant que les ouvriers reçoivent des salaires assez élevés pour couvrir leurs besoins quotidiens et même un peu plus afin d’épargner.

... mais peu les écoute.

Toutes ces mesures, malheureusement, n’ont pas eu de résultats vraiment sensibles sur l’industrie mondiale de la confection. Elles sont trop facilement contournées. Il fallait donc aller plus loin. Ainsi est née Alta Gracia.

L’entreprise n’a, pour le moment, qu’une seule vocation : produire pour la mode universitaire dans des conditions décentes et sans avoir recours aux usines à sueurs [2] . Alta Gracia veut contrôler toute la chaine : de la production à la distribution et... changer le monde (universitaire) ainsi.

La marque est détenue par une entreprise privée : Knights Apparel. Devenue en dix ans le meneur, devant Nike [3], sur le secteur de l’habillement universitaire et sportif, Knights Apparel est une entreprise en pleine expansion ; elle travaille avec plus de trente sous-traitants à travers le monde mais, compte-tenu de l’évolution des consciences dans le monde universitaire, elle travaille presque obligatoirement, depuis ses débuts, en étroite collaboration avec le WRC.

L’idée même d’Alta Gracia a germé, en 2005, lors de discussions entre un responsable du WRC et le directeur de Knight Apparel, Joe Bozich. Le WRC prévenait d’un problème dans l’une des entreprises sous-traitantes de Knight Apparel aux Philippines.

Joe Bozich fait parti de ces patrons qui, après une grave maladie personnelle et plusieurs décès dans son entourage proche, ont changé leur vision du monde et souhaitent utiliser leurs gains et leurs entreprises pour agir socialement : une fondation en faveur des enfants a vu le jour peu de temps après sa maladie.

Assez ouvert à l’idée d’essayer de produire des vêtements de façon moins violente pour les employés de la confection, Bozich lança l’idée d’une manufacture modèle en collaboration avec le WRC. Après avoir regardé du côté d’Haïti, le choix se porta sur la République Dominicaine voisine, mieux dotée en infrastructures.

Dans cette île, le taux de chômage atteint des sommets et les salaires sont extrêmement bas. De nombreuses industries textiles travaillent pour des grands groupes comme Nike ou Adidas-Reebok, profitant de la misère locale. À Villa Altagracia, petite ville éponyme du nom de la nouvelle marque, les ouvrières et les ouvriers du textile travaillent depuis longtemps pour le marché de la mode universitaire, principalement au sein de l’entreprise coréenne BJ&B.

Seulement en 2003, une vingtaine d’ouvriers sont renvoyés de cette entreprise parce qu’ils souhaitent se syndiquer. Avec l’aide des étudiants de l’USAS, ils vont être réembauchés et obtenir d’importantes augmentations de salaires et de meilleurs conditions de travail. Mais la victoire est de courte durée. En 2007, la compagnie à la virgule ayant déplacé ses productions dans des usines sans syndicats, faisant fi du code de conduite du WRC, BJ&B ayant fait de même, Nike annonce la fermeture de l’usine. 2000 employés se retrouvent sans emplois. Villa Altagracia est ravagée par un chômage de masse.

Le retour de la production de vêtements universitaires dans cette ville est donc tout un symbole reflété par le nom même de la marque. Le plus important, cependant, est ailleurs.

La révolution Alta Gracia

Alta Gracia apporte des changements à la manière de produire. Tout d’abord, elle verse des salaires trois fois plus élevés que le salaire minimum de République dominicaine, soit 5 400 pesos RD (150 dollars usaniens) par mois ; les ouvriers d’Alta Gracia reçoivent, eux, plus de 500 dollars mensuellement.

Une somme qui ne dépend pas de considérations économiques internes à l’entreprise mais d’une démarche peu banale : elle correspond au coût de la vie réelle d’une famille de quatre personnes en République dominicaine. Un montant calculé par le WRC à 18 153 pesos RD, soit 497,34 dollars par mois.

 L’étude du WRC est à lire ici (pdf en anglais).

L’entreprise, ici, ne cherche pas à profiter de la misère locale, c’est elle qui s’adapte. Certes, elle profite d’un écart de développement mais sans entraver, justement, la possibilité de développement. Depuis que l’entreprise s’est installée à Villa Altagracia, la vie des employés et de leur famille s’est donc considérablement améliorée : au lieu d’être en dette perpétuelle, ils ont les moyens d’améliorer leur vie quotidienne et d’envisager l’avenir (agrandir leur maison, envoyer leurs enfants à l’école, etc.)

Les conditions de travail aussi se sont améliorées. Knights Apparel a investi plus de 500 000 dollars pour moderniser l’usine ; par exemple, en achetant des sièges ergonomiques ou en investissant dans l’éclairage des ateliers. La syndicalisation des ouvriers s’est fait tout de suite, en partenariat avec l’AFL-CIO, et la direction de l’entreprise est resté neutre lors des élections.

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Présentation de Joe Bozich à l’Université de Caroline du Nord répondant à la question : peut-on faire de bonnes affaires sans les usines à sueur ?

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Si, sur place, les choses changent, au bout de deux ans, Alta Gracia reste un pari commercial. Les étudiants et les étudiantes des universités américaines vont-ils suivre ? La question reste ouverte. Si un certain nombre sont près à faire la démarche d’acheter Alta Gracia pour des raisons éthiques, certains observateurs craignent que la majorité d’entre eux ne regardent d’abord le prix et qu’ensuite seulement l’origine et les modes de fabrication. L’effort d’Alta Gracia est donc aussi commercial. Ses marges sont réduites par rapport aux autres fabricants afin de proposer des articles à peu près au même prix.

Néanmoins, Alta Gracia gagne du terrain. De plus en plus d’universités adhèrent au projet et passent des commandes. Selon The Nation, l’université Duke, en pointe dans la lutte contre les usines à sueurs depuis 1998, aurait soutenu le projet très tôt, communiquer de façon intensive auprès de ses étudiants, et déjà vendue plus de 20 000 pièces pour un chiffre d’affaire de 430 000 dollars.

Les libraires aussi s’y mettent ; ce sont les principaux vendeurs des tenues universitaires sur les campus. Barnes and Nobles prévoit d’avoir les articles d’Alta Gracia sur 350 campus d’ici la fin de l’année et Follett, un autre géant de la librairie universitaire, sur 85 autres.

En définitive, la marque constate que les ventes sont plus importantes dès que les libraires ou les universités mettent en avant les points positifs de la marques : hauts salaires, bonnes conditions de travail, syndicalisation, etc.

Les étudiants de l’USAS organisent une importante campagne de communication et mobilisent sur les campus, distribuant des papillons, impliquant les étudiants pour des manifestations de soutien comme à UCLA. Deux ouvrières, par exemple, ont parcouru la côte Est pour présenter leurs nouvelles conditions de travail et l’importance de la marque dans leur vie quotidienne.

Projet pilote et surveillée de très près par ses concurrents, Alta Gracia n’est cependant pas toute seule à tenter de révolutionner l’industrie de la confection. School House est une autre marque de vêtement universitaire qui a aussi fait le choix de la production socialement responsable. Fondée en 2007, par Rachel Weeks, une ancienne étudiante de Duke, allée, dans un premier temps, étudier puis implanter des ateliers socialement responsables aux Sri Lanka, la marque va aujourd’hui un peu plus avant dans la démarche et refabrique ses vêtements en Caroline du Nord, l’état traditionnel de la confection et, accessoirement, celui de l’université Duke. « Made in America » est son axe principal de communication.

Là encore, c’est un défi car la production textile et manufacturière en Caroline du Nord a été réduite à néant dans les vingt dernières années. En 2010, 2% des vêtements vendus aux États-Unis y sont fabriqués. La Caroline du Nord, a elle seule, a perdu plus de 170 000 emplois dans le textile et la confection entre 1996 et 2002. Aujourd’hui, selon School House, elle a perdu 70% de ses effectifs par rapport aux années 90.

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Présentation de School House sur l’évolution de l’industrie textile en Caroline du Nord.

Présentation sur l’industrie textile en Caroline du Nord. Conférence tenue à l’Université de Caroline du Nord en 2004. On y voit notamment les courbes de perte d’emplois dans l’industrie textile et la confection à partir du milieu des années 90.

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Dans ce contexte, School House navigue à contre courant. La marque revendique soutenir 2 784 emplois dans la confection en Caroline du Nord et elle ne cache rien, indiquant clairement sur son sitoile les entreprises avec lesquelles elle travaille. Elle est aujourd’hui distribuée dans 80 collèges et universités et, comme Alta Gracia, elle communique auprès des étudiants sur le double plaisir de pouvoir à la fois porter les couleurs de l’université dans laquelle ils étudient en sachant, par ailleurs, que les vêtements qu’ils achètent sont fabriqués dans de bonnes conditions de travail et de rémunération.

Quel avenir ?

Pour connaître l’issue de ces initiatives, il faudra encore attendre quelques années. Comme l’explique le directeur des achats de l’université Duke et l’un des meneurs du mouvement pour l’amélioration des conditions de travail :

« Ce qui compte réellement ce n’est pas ce qui va se passer avec cette manufacture (Alta Gracia) durant les six prochains mois ; c’est ce qui va se passer dans six ou dix ans. Nous souhaitons énormément que cela continue. »

À l’heur des grandes manifestations et des mouvements d’occupations, dont la plupart des participants sont de jeunes étudiants sans emplois et sans grandes perspectives d’avenir, ces initiatives universitaires et para-universitaires apportent des réponses concrètes dans une des industries les plus emblématiques du capitalisme sans foi ni loi et ceci depuis deux siècles.

Pour aller plus loin.

 La page du WRC consacrée à Alta Gracia.

 Un article de The Nation

 Un article du New York Time

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Source de l’illustration : Central Florida Future

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Auteur :

Renart Saint Vorles est un coureur des bois numériques nord-américains.

Notes :

[1L’université de Toronto

[2à terme Alta Gracia vise aussi les marchés uniformes des agents municipaux, par exemple

[3la bête noire des étudiants militants contre les usines de la sueur et dont le fondateur se nomme, lui, Phil Knight !


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