Le temps de la grève

Le vendredi 23 mars 2012 par Guillaume Roberge-Tanguay

Ce communiqué est anonyme. Il circule entre les étudiants en grève au Québec et ailleurs. Nous le reproduisons ici parce qu’il exprime assez bien le sentiment des manifestants. Il faut se souvenir que, pour qu’une grève réussisse et mobilise autant, il faut qu’elle soit bien plus qu’une revendication pratique de frais de scolarité. Il faut qu’elle soit, de façon consciente ou inconsciente, un questionnement et un débat social profond.

En outre, c’est joliment écrit.

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Comment les étudiants pourraient-ils être en grève s’ils ne travaillent pas ? et faire la grève, si une grève c’est ne rien faire ? Il y aurait là, nous dit-on, une contradiction dans les termes, une délinquance à corriger par la grammaire, une tournure à policer par des guillemets. On peut juger de la réalité de la grève étudiante à la peine avec laquelle les ministres, administrateurs et représentants minables de l’opinion s’emploient à la domestiquer. Nous avouons qu’il y a un excès barbare à notre haine du travail. C’est là aussi notre raison.

Les contempteurs de la grève étudiante ne se révèlent jamais autant que lorsqu’en un soupir, ils laissent échoir leur mépris sur cette lamentation : « Quelle perte de temps ! ». Formulée dans les termes du gain et de la perte, l’expérience du temps s’y voit étrangement reconduite à l’économie de l’échange et à son lexique. Cette plainte dévoile toutefois quelque chose de la discrète complicité entre le tic-tac des horloges et l’empire du fric. Leur cohérence est l’affaire du comptable. Sous le poids de sa science la densité du temps vécu et historique se voit aplanie à la surface numérisée d’une feuille excel. Compté, chiffré, optimisé, le temps est désormais une donnée dont on peut faire l’économie. Au regard du monde, seule subsiste sa mise en scène autorisée : le spectacle du présent intemporel et ostentatoire de la marchandise.

Le temps de l’étude, lui, ne connaît le présent que comme sa figure la plus pauvre. C’est à l’horizon d’un futur échappant à la morne répétition du même et d’un passé retenu dans les livres qu’il fréquente que l’étudiant tisse le sens de sa condition. Entre la succession linéaire des heures rémunérées et le rythme lent de sa formation, il tente de creuser une distance, seule capable d’ouvrir l’espace nécessaire au déploiement de l’esprit. Le lien secret qu’entretient celui-ci avec la flânerie, l’étudiant le connaît bien. Il sait aussi la haine des administrateurs pour le flâneur, eux qui en suspectent la connivence avec le gréviste. Ce temps qu’il s’autorise, hors des comptes, ni travail ni loisir, la raison publique n’a jamais su le nommer, comment le tolèrerait-elle ?

De plus en plus, la pénétration agressive du temps comptable au sein de l’université a cependant rappelé le flâneur à son antiquité. S’y est substitué la figure de l’étudiant affairé, sérieux, voire anxieux et médicamenté. La désignation nouvelle de l’étudiant comme contribuable n’est que l’inscription taxinomique de cette préférence. Mais la réécriture du nom n’est pas innocente, elle signe la décomposition de la temporalité vivante de l’étude en une macabre arithmétique des heures et des coûts. Ce que les soi-disant « frais de scolarité » comptabilisent n’est pas tant la valeur des études que la pénalité pour les jours d’absence au travail : temps emprunté, fautif, pour lequel les alchimistes de la dette réclament leur livre de chair. La voie expiatoire réservée à l’étudiant pénitent prendra dès lors la forme paradoxale du salariat de remboursement.

Dans les couloirs de nos universités, la monotonie a devancé son heure et diffuse déjà ce spleen qu’arborent les yeux fatigués de la plèbe estudiantine. C’est peut-être d’ailleurs ce mal, l’ennui, qui nous porte aujourd’hui à la grève d’un bâillement capable d’avaler le monde. Si notre lassitude craint pourtant que sa révolte ne vienne trop vite à échéance, c’est qu’elle ne sait pas encore tout le temps qu’il nous reste à perdre.

La grève étudiante est un mouvement anti-horaire.

Haut bureau de l’agit-prop
Montréal, 21 mars 2012

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Auteur :

Guillaume Roberge-Tanguay étudie le cinéma, se souvient parfois d’être québécois et cultive sa féminité.

Notes :

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