Les exclus du rêve américain

Le dimanche 2 octobre 2011 par Soleillion

Au moment où les jeunes américains descendent dans les rues de New York et d’ailleurs, il faut rappeler le chiffre tombé au début du mois de septembre 2011 : les États-Unis comptaient officiellement, en 2010, 46,2 millions de pauvres, soit 15,1% de la population. Un Américain sur six environ est aujourd’hui considéré comme pauvre.

La situation, en fait, s’aggrave régulièrement depuis l’an 2000 [1], mais la crise de 2007 a considérablement accentué la courbe. Depuis trois ans, la pauvreté augmente annuellement de 0,8 point de pourcentage environ ; un rythme inégalé depuis la fin des années 70.

Historiquement, cependant, les taux actuels, autour de 15%, restent comparables à ceux des crises de 1983-84 et 1993, tout en restant très inférieurs à ceux qui avaient conduit à la grande guerre contre la pauvreté du président Lyndon Jonhson dans les années 60. En 1959, la pauvreté touchait alors 22,4 % de la population.

Seulement, en volume, les choses sont différentes. La crise actuelle a fait largement franchir un seuil jamais dépassé en cinquante ans de statistiques [2] : celui des 40 millions de pauvres. La conséquence logique de la véritable éruption du chômage de longue durée aux États-Unis, dont l’ampleur est, elle aussi, inédite.

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 Document : Ces statistiques sont issues du bref du Bureau du recensement de septembre 2011 sur les revenus, la pauvreté et les assurances maladies. Le rapport complet est ici.

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Le Los Angeles Times a créé une carte chronographique de la pauvreté, état par état, depuis dix ans (voir ici) pour visualiser ces évolutions ; comme toujours, géographiquement, l’Amérique n’est pas uniforme. Il vaut mieux vivre dans les états du Nord que dans ceux du Sud et surtout dans le Sud profond pour avoir le moins de chance possible d’être pauvre. Le Mississippi et la Louisiane cumule les taux les plus élevés de pauvreté avec respectivement 22,7% et 21,6%.

D’autres applications, plus précises, comme l’Atlas alimentaire des États-Unis, qui prend énormément en compte les problèmes de revenus car ils influent directement sur l’alimentation, ou les cartes interactives du Bureau du recensement, permettent de voir les poches infra-étatiques de pauvreté et donc d’avoir une analyse beaucoup plus fine. Par exemple, au carrefour des trois états de l’Arkansas, de la Louisiane et surtout du Mississippi, en 2009, les pauvres représentent bien souvent plus de 35% de la population. Le comté de Holmes dans le Mississippi atteignait les 48%.

Le Dakota du Sud, avec 13,2% de pauvres en 2010 fait parti des états dans la tranche moyenne basse. Pourtant c’est peut-être là que ce situe le plus haut taux enregistré au niveau national. Le comté de Ziebach, en 2009, avait 65% de sa population en dessous du seuil de pauvreté.

Ces différences fortes se recoupent souvent avec les différentes catégories raciales qu’enregistrent les statisticiens usaniens. En 2010, les pauvres représentaient 9,9% de la population blanche et 12,1% de la population asiatique, mais les populations noires et hispaniques enregistraient des taux à peu près trois fois supérieurs, avec respectivement 27,4 et 26,6%, et un appauvrissement plus rapide ces dernières années.

Les poches de grandes pauvretés correspondent souvent à des zones où les populations minoritaires nationalement deviennent majoritaires localement. Ainsi, dans le comté de Holmes, Mississippi, déjà mentionné, et tous les comtés voisins qui forment la poche de pauvreté du Sud profond, les Noirs sont largement majoritaires (83%) ; dans celui de Ziebach, Dakota du Sud, qui correspond à la réserve de la Rivière Cheyenne, les Amérindiens constituent 72% de la population.

Le Dakota du Sud est un bon exemple des fortes disparités raciales aux États-Unis en terme de richesse. Tous les comtés où la population amérindienne est majoritaire, les taux de pauvreté dépassent les 40 % tandis qu’ils tombent à moins de 20% dans les comtés voisins où la population redevient majoritairement blanche [3].

Le Kentucky prouve cependant que la pauvreté n’est pas qu’une affaire de race minoritaire. Le long d’une ligne Nord-Sud qui coure du comté de Lee au comté de Bell, les taux de pauvreté sont proches ou dépassent les 40%. Toute la partie orientale de l’état est d’ailleurs touché par la pauvreté. Pourtant, dans cette région des Appalaches, les Blancs sont majoritaires à plus de 95%.

Socialement, la pauvreté n’est pas uniforme non plus. Elle atteint principalement les jeunes de moins de 18 ans (22%) et les actifs (13%) et très peu les plus 65 ans (9%). Ainsi, si la génération des Baby boomers connait une baisse constante de la pauvreté depuis les années 70, en revanche, les actifs (18 à 65 ans) et surtout les plus jeunes (moins de 18 ans) s’appauvrissent de plus en plus rapidement. En 2008, le Centre national de la pauvreté infantile estimait déjà que 41% (contre 37% en 2000) des enfants vivaient dans des familles à bas revenus : 22% dans des foyers proches de pauvreté et 19% dans des foyers pauvres. Une pauvreté juvénile qui correspond aussi à une autre réalité sociale : celle des foyers monoparentaux dans lesquels les femmes élèvent seules leurs enfants. En 2010, 40,7% de ces foyers étaient en dessous du seuil de pauvreté.

Voici, brosser à grands traits, pour les statistiques officielles. Cependant, comme toutes les statistiques reposent sur des règles de calcul, elles donnent toujours un point de vue plus ou moins biaisé de la réalité. Pour le Centre national de la pauvreté infantile (National Center for Children in Poverty - NCCP), les normes de calcul du seuil de pauvreté officiel sont très largement dépassées.

Telles statistiques, telle réalité.

Elles ont été définies dans les années 60 en partant du principe qu’une famille pauvre utilisait un tiers de ses revenus pour se nourrir. Il suffisait donc de multiplier le coût de la nourriture par trois pour avoir le seuil de pauvreté. La critique du CNNP porte sur le fait qu’aujourd’hui la nourriture ne compte plus que pour un septième du budget des familles pauvres, mais d’autres besoins vitaux, qui ne sont pas pris en compte, sont venus s’ajouter : logement, transport, éducation des enfants, etc.

Autre critique : l’application d’un seul et même seuil de pauvreté à l’échelle des États-Unis [4], car avec 22 314 dollars annuel – le seuil de pauvreté en 2010 – , une famille ne vit pas de la même manière au cœur de New-York, dans les banlieues de Chicago ou dans les petites villes rurales du Mississippi ou au Wyoming. Il faut tenir compte du coût de la vie locale.

Le CNNP a donc calculé les revenus annuels nécessaires pour assurer les besoins de base d’une famille de quatre personnes (deux parents et deux enfants, l’un en bas-âge non-scolarisé, et l’autre, plus âgé et scolarisé) dans quatre endroits différents du pays : deux zones urbaines, New York et Houston, une banlieue, Aurora, dans l’Illinois (à une petite soixante de kilomètres de Chicago), et le Comté rural de Decatur, dans l’Iowa. En choisissant de ne mesurer que les besoins de base, le CNNP n’a pas pris en compte, par exemple, les dépenses d’assurance maladie, estimant que l’employeur de l’un des deux parents la prend en charge (ce qui n’est pas la cas de la plupart des familles pauvres). Ils n’ont pas non plus pris en compte des placements « pour les jours de pluie », selon l’expression américaine consacrée, comme des assurances vie, des plans d’épargne logement, etc. Il s’agissait d’aller au minimum vital capable d’assurer la vie quotidienne, de joindre les deux bouts, sans permettre de faire des plans d’avenir.

Or, même dans ces conditions, les résultats montrent que le seuil de pauvreté officiel est souvent très largement sous-estimé. À New-York, la famille type du CNNP a besoin de 66 840 dollars de revenus annuels contre 50 624 à Houston, 57 998 à Aurora et 42 748 dans le comté de Decatur soit respectivement 315%, 239%, 274% et 202% du seuil de pauvreté ; fixé à 22 050 dollars, en 2009, année de l’étude. Dans le meilleur des cas – celui du comté rural de Decatur – il faut multiplier le seuil de pauvreté par un peu plus de deux pour couvrir les besoins de base de cette famille type ; pire, à New-York, une famille ne survit qu’avec des revenus trois fois supérieur au seuil de pauvreté !

Si l’on tient compte des calculs du CNNP, la population pauvre est donc largement sous-estimée. Les cartes interactives du Bureau du recensement permettent de se faire une idée de ce décalage. Par exemple, dans le comté de Decatur, Iowa, le revenu annuel médian [5] des ménages, en 2009, est de 32 242 dollars, soit 10 000 dollars de plus que le seuil de pauvreté, mais 10 000 dollars de moins que le revenu minimum vital calculé par le CNNP. Le taux de pauvreté officiel y est de 21% mais il est donc probable qu’entre 40 et 50% de la population ait du mal à finir les fins de mois.

Houston (Comté de Harris) est dans le même cas. Le revenu annuel médian des ménages y est de 50 577 dollars, soit à moins de cent dollars près, le revenu vital calculé par le CNNP. On peut en déduire que la majorité de la population de Houston peut, selon les critères du CNNP, être considérée comme pauvre ou proche de la pauvreté. Le taux de pauvreté officiel est, lui, de 17%.

Le cas de la ville de New-York est également révélateur de ce décalage. Sur l’île de Manhattan (comté de New-York), le revenu annuel médian des ménages est de 68 295 dollars, soit deux mille dollars de plus à peu près que le revenu annuel vital calculé par le CNNP. En revanche, le revenu moyen annuel tombe à 54 671 dollars dans le Queens, à 42 932 dollars dans le Kings, et à seulement 32 888 dollars dans le Bronx !

Selon le schéma assez classique des grandes métropoles américaines, il faut aller dans les grandes banlieues, souvent beaucoup plus riches que les centres villes, pour trouver des revenus médian annuels des ménages largement supérieurs à ceux calculés par le CNNP. Selon une logique similaire, le comté de Kane, dans lequel se situe Aurora, lointaine banlieue de Chicago, le revenu médian annuel des ménages est de 66 604 dollars, soit 9 000 dollars de plus, à peu près, que le revenu vital du CNNP calculé pour la ville, soit un taux pauvreté officiel de 9,4% assez vraisemblable.

En conclusion, les États-Unis ont une population de pauvres qui doit se situer quelque part entre les 46,2 millions des statistiques officielles et peut-être plus du double si ces statistiques étaient faites selon les critères du CNNP. On passerait alors à un Américain sur trois en situation de pauvreté.

Certes, ceci est une estimation pifomètrique. Cependant comme, aux États-Unis, les 20% les plus riches (60 millions de personnes) possèdent 84% du patrimoine, que les 20% suivant (ceux des riches) possèdent encore 11% du patrimoine total, cela signifie que 60%, soit 180 millions de personnes, se partagent 5% du patrimoine total. [6]

La répartition des revenus des ménages est dans une tendance évidemment similaire. Les 20% des ménages les plus riches se partagent 50% des revenus. Avec le quintile suivant, c’est 40% des ménages qui se partagent 73% des revenus. Autrement dit, il faut le souligner, 60% des ménages vivent avec moins de 30% des revenus. En outre, le salaire médian ayant baissé de 20% entre 2000 et 2010, estimer la population des pauvres et des presque pauvres à 90 millions n’est pas forcément irréaliste. C’est beaucoup ! La situation est d’autant plus grave que la pauvreté touche prioritairement les jeunes, avec les conséquences en terme d’éducation, de santé (obésité), etc., que l’on peut imaginer. Les États-Unis jouent avec leur avenir.

Y remédier va être difficile. Contrairement aux années 60, période d’expansion économique, le contexte de crise , plus structurelle que conjoncturelle, des années 2010, risque d’entraver sévèrement tout programme de lutte contre la pauvreté. Même si, comme dans les années 60 ou la période du New Deal, la réponse restera politique, la présidence de Barack Obama a montré combien il est difficile d’agir pour, entre autre, une meilleure répartition des richesses. Les ultra-riches (aux États-Unis, 50% du patrimoine est possédé par 1% de la population - 3 millions de personnes) ne sont pas prêts pour la plupart à payer plus d’impôts.

Les classes moyennes sont aussi divisées sur la question. Les mouvements des Tea Parties, souvent pilotés par de riches donateurs, sont malgré tout sous-tendus par les craintes d’une frange d’icelles qui sent que son niveau de vie s’érode par en-dessous et s’accroche de façon désespérée à ce qu’elle a. En période de crise, on est nécessairement moins partageur qu’en période de prospérité ou d’expansion et il est parfois plus facile d’en appeler aux valeurs déchues ou bafouées, celles des Pères fondateurs et du christianisme, que de trouver de réelles solutions économiques.

Il est évident, a priori, que la tendance n’est pas tenable, surtout dans un pays qui a fondé sa mythologie nationale sur la réussite ou les potentialités de réussite pour tous : le fameux rêve américain. Les mouvements de protestation du printemps 2011 dans le Winconsin, comme les mouvements d’occupation de Wall Street sont déjà un début de révolte contre les inégalités croissantes... et les politiques qui les accentuent.

Cependant, le rééquilibrage des revenus et le retour à une Amérique plus égalitaire risque d’être long et difficile. Les plans de relance ne fonctionnent plus. La structure de l’économie mondiale ne le permet plus. C’est donc tout le système qu’il faut changer pour assurer une meilleure répartition des richesses crées et surtout recréer de la richesse. Pour cela, les États-Unis n’ont pas d’autre choix que de relocaliser une partie de leur production et de renouer avec l’idée qu’un consommateur doit aussi être un producteur. Le rêve américain, sinon, risque de n’être plus que cela : un rêve.

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Le 9 juillet 2013 par Soleillion

Auteur :

Renart Saint Vorles est un coureur des bois numériques nord-américains.

Notes :

[1Pourtant les années 90 ont été marqué par une baisse de la pauvreté. 11,3% de la population était pauvre en l’an 2000 contre 15% environ en 1993

[2Les mesures statistiques de la pauvreté ont commencé justement à la fin des années 50, c’est ce qui a permit aux autorités de se rendre compte du problème

[3Dans le comté de Shannon, soit la réserve de Pine Ridge, au sud-ouest de l’état, les Amérindiens sont majoritaires à 94% et 51,6% de la population est pauvre. Dans le comté voisin de Fall River, les Blancs constituent 87% d’une population, pauvre à 18,6% seulement. On retrouve exactement ce genre de contrastes sociaux avec le comté Glacier (réserve des Pieds Noirs ou Blackfeet), et ses comtés voisins, dans le Nord du Montana

[4on parle ici des 49 états continus car des seuils de pauvreté différent sont calculés pour l’Alaska et Hawaï

[5Le revenu médian est le revenu qui partage exactement en deux la population : La moitié de la population dispose d’un revenu plus élevé que le revenu médian, l’autre moitié d’un revenu moins élevé.

[6On parle ici de quintile, ce qui signifie que la population est découpée en 5 tranches égales. C’est pratique, mais les inégalités à l’intérieur de ces quintiles sont aussi très fortes.


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